Myriam Allard : la Québécoise qui a le flamenco dans la peau
Alors que la Place des Arts s’apprête à accueillir Farruquito, légende mondiale du flamenco, notre regard se tourne aussi vers les figures tutélaires de cette danse au Québec, comme la chorégraphe Myriam Allard, référence locale du genre, qu’elle réinvente à sa façon au sein de sa compagnie, La Otra Orilla.
Pourquoi la danse flamenco vous touche à ce point?
Myriam Allard : Le flamenco traditionnel est une danse musicale, très verticale et très frontale, avec un ancrage au sol qui place les danseuses dans une posture combative inspirante. C’est une danse très fière, très battante, et cette force n’est pas seulement projetée vers le public : c’est aussi une force que le danseur de flamenco dirige vers lui-même, et qui traverse tout son corps et son esprit. Pour moi, le flamenco est également une danse assez spirituelle, dans la mesure où ses contrastes entre une physicalité intense et des moments d’arrêt minimalistes obligent tout à la fois à une posture d’écoute de soi et de communion avec le public, dans une sorte de dépassement qui mène à la connexion avec ce qui est au-delà.
Racontez-nous votre découverte du flamenco dans les années 1990.
M.A. : Je suis née à Québec dans un environnement peu propice au développement d’une passion pour le flamenco. Mais, un jour, j’ai été séduite par quelques notes de guitare flamenca dans le film La belle histoire, de Claude Lelouch. C’était assez pour me donner la piqûre. J’ai suivi un premier cours à Québec, puis je suis partie pour l’Espagne alors que j’étais encore très débutante. Au retour, j’ai renoncé à terminer mes études universitaires pour aller vivre à Séville et me former adéquatement, et travailler là-bas dans des tablaos [cabarets où se produisent les artistes de flamenco en Andalousie]. Je n’avais pas de formation en danse, et j’ai fait cette formation en Espagne en pièces détachées, auprès de grands maîtres qui m’ont appris les fondements et la danse flamenco dans sa tradition la plus stricte. Il faut passer par cet apprentissage très traditionnel, car un danseur de flamenco est d’abord et avant tout un interprète au service de la musique, et tout cela est très codifié.
Comment s’est mise en place votre pratique, qui, aujourd’hui, tout en s’inspirant des racines du flamenco, se permet beaucoup de réinventions?
M.A. : Je m’inscris en effet dans la tendance contemporaine d’un flamenco métissé, hybride, interdisciplinaire. C’est d’abord et avant tout une façon pour moi de personnaliser cette pratique, ce qui est incontournable : même les danseurs traditionnels font un peu de personnalisation, car le flamenco demande toujours une qualité d’interprétation très personnelle. Mais je vais un peu plus loin, d’abord parce que je suis grande et que je n’ai pas le corps typique d’une danseuse flamenco andalouse. J’ai adapté au fil du temps les lignes et les courbes de cette danse à ma physionomie. J’aime aussi créer une danse qui rassemble librement toutes les influences artistiques qui m’ont construite et qui me définissent, ainsi que celles de mon partenaire, Hedi Graja, qui est chanteur et musicien, et qui a aussi une pratique de théâtre et de cinéma. Dans nos spectacles, le flamenco reste parfois en filigrane, d’autres fois prend le devant. Ce qui est certain, c’est que, même si nous demeurons attachés à la notion de virtuosité, qui est très importante dans le flamenco, elle n’est pas pour nous le moteur principal, ou le propos principal.
C’est notamment le cas de Débordements, le spectacle que vous êtes en train de créer?
M.A. : Oui! On y approche le flamenco à partir des codes du mouvement punk. J’ai écouté moi-même beaucoup de musique punk quand j’étais plus jeune! Dans Débordements, c’est toutefois surtout l’idéologie punk qui nous meut, c’est-à-dire une posture de grande liberté, de pied de nez aux conventions. Le punk est très frontal, comme le flamenco. Je m’amuse aussi à comparer l’histoire du flamenco et celle du punk, qui ont tous deux été très marginalisés et frappés d’interdits. Comme le punk, le flamenco a eu besoin de revendiquer son droit de parole.
En tant qu’enseignante de danse flamenco et observatrice privilégiée de la scène flamenco québécoise, comment mesurez-vous la place de cette pratique chez nous?
M.A. : Les Québécois aiment le flamenco. On a récemment joué devant un parterre de plus 2000 personnes au Théâtre de Verdure! Il y a de plus en plus d’écoles où cette danse est enseignée aux enfants, et aussi aux moins jeunes. Il existe quelques tablaos, ou des restaurants et des bars où se produisent des artistes flamencos certains soirs. Cela dit, nous sommes peu nombreux à avoir accès aux scènes institutionnelles établies, et le flamenco n’est pas très enseigné dans les écoles professionnelles de danse. Mais, c’est normal : c’est une danse profondément espagnole, et je crois qu’il faudra toujours impérativement passer par l’Andalousie pour se former. On peut quand même rêver d’un intérêt plus soutenu de la part des établissements.
À l'approche de la visite de Farruquito à la Place des Arts, pouvez-vous nous parler un peu de ce qu'il représente pour vous?
M.A. : En plus d’être un danseur hors-pair, Farruquito est le petit-fils de Farruco; il fait partie de la « dynastie » gitane des Farrucos. C’est une famille fort importante dans le milieu du flamenco, connue mondialement. Sa danse est viscérale, forte, sauvage. C’est une expérience en soi de le voir danser, et c’est un événement de l’avoir à Montréal. Quand je parlais plus tôt d’une forme de « spiritualité » du flamenco, j'aurais pu évoquer Farruquito. Il y a beaucoup de ça en lui : c’est impalpable et difficile à décrire avec des mots. Farruquito a une présence très forte, une espèce d’aura quand il est sur scène. Il se distingue clairement des autres. Et tout le milieu le reconnaît comme tel.